Lorsque je fus engagé à l'orchestre de Metz en 1950 en qualité de timbalier, le pupitre de percussion ne comprenait qu'un seul exécutant, Lucien Gilbert.
Ce personnage assez curieux, cordonnier de profession, ne savait pas lire la musique. Il avait été batteur dans des orchestres de bals populaires et avait toujours joué d'instinct.
J'ignore comment il procédait pour placer à temps les coups de cymbales dont il était chargé. Bien sûr, dès qu'un rythme particulier apparaissait sur la partition, il ne pouvait plus jouer.
Le chef d'orchestre Henri Graebert, le connaissant bien, lui adressait un geste de sa baguette lorsqu'il devait intervenir.
Lors d'un concert, le Divertissement de Jacques Ibert était au programme. Dans le final, il y a une intervention d'un sifflet à roulette, qui fut confiée à Lucien Gilbert. Ce n'était pas bien compliqué : à trois reprises, sur un signe du chef, il devait souffler dans cet instrument strident durant deux secondes.
Au cours des répétitions, tout se passa le mieux du monde et notre musicien était fier d'avoir réussi à interpréter cette originale partition.
Le jour du concert, lorsque commença le final, Lucien Gilbert était debout derrière son pupitre de percussion, sifflet à la bouche, attendant le signal du chef. Lorsque le moment de l'intervention arriva,... rien ! Silence du sifflet, malgré les gestes encourageants et désespérés du chef d'orchestre.
Je me tournai vivement vers l'interprète... Il tenait son sifflet dans sa bouche, mais son visage était rouge vif et ses yeux écarquillés, prêts à sortir de leurs orbites !
En prenant sa respiration avant de souffler, il avait avalé la roulette, laquelle, coincée dans sa gorge, commençait à l'étouffer.
Heureusement, son voisin de pupitre, ayant compris ce qui se passait, lui envoya une grande claque dans le dos, ce qui fit resurgir la roulette qui dégringola le long des gradins de l'orchestre jusqu'aux pieds du chef.
Ce jour-la, on n'entendit pas le sifflet à roulette de Jacques Ibert. Mais avouez que cet accident du travail est inattendu et que Paul Moreira pourrait ajouter une séquence à son film-documentaire Travailler à en mourir.
Arrivé à un certain âge, je m'aperçois que j'ai connu et vécu des événements qui sont, pour la plupart, aujourd'hui oubliés. Nous ne sommes plus très nombreux dans ce cas.
Musicien et historien de la musique en Lorraine, une grande partie de mon existence fut consacrée à la recherche et à la diffusion des événements musicaux des XVIIe et XVIIIe siècles à Metz et à Nancy. Pour cela, j'ai utilisé les très rares témoignages laissés par des observateurs attentifs, et publié les résultats de mes travaux.
Un éditeur avisé et courageux n'a pas hésité à imprimer, sous ma signature, plusieurs ouvrages, dont certains font aujourd'hui référence. Des périodiques culturels lorrains ont voulu également dévoiler mes trouvailles et mes souvenirs.
Aujourd'hui, crise oblige, l'histoire musicale en Lorraine n'intéresse plus les éditeurs, et, lorsqu'une revue me demande un article, je ne puis y inclure mes souvenirs personnels, pourtant devenus rares.
Voilà pourquoi j'ai souhaité créer ce lien entre un chercheur octogénaire et des curieux de l'histoire de la musique en Lorraine. Vous trouverez, racontés ici, des événements musicaux dont je fus le témoin de 1945 à aujourd'hui, mais aussi les résultats de mes dernières recherches sur les XVIIIe et XIXe siècles.
Mes textes étant protégés, je demande aux personnes souhaitant les utiliser, de bien vouloir citer leur auteur.
Gilbert Rose
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