Arrivé à un certain âge, je m'aperçois que j'ai connu et vécu des événements qui sont, pour la plupart, aujourd'hui oubliés. Nous ne sommes plus très nombreux dans ce cas.

Musicien et historien de la musique en Lorraine, une grande partie de mon existence fut consacrée à la recherche et à la diffusion des événements musicaux des XVIIe et XVIIIe siècles à Metz et à Nancy. Pour cela, j'ai utilisé les très rares témoignages laissés par des observateurs attentifs, et publié les résultats de mes travaux.

Un éditeur avisé et courageux n'a pas hésité à imprimer, sous ma signature, plusieurs ouvrages, dont certains font aujourd'hui référence. Des périodiques culturels lorrains ont voulu également dévoiler mes trouvailles et mes souvenirs.

Aujourd'hui, crise oblige, l'histoire musicale en Lorraine n'intéresse plus les éditeurs, et, lorsqu'une revue me demande un article, je ne puis y inclure mes souvenirs personnels, pourtant devenus rares.

Voilà pourquoi j'ai souhaité créer ce lien entre un chercheur octogénaire et des curieux de l'histoire de la musique en Lorraine. Vous trouverez, racontés ici, des événements musicaux dont je fus le témoin de 1945 à aujourd'hui, mais aussi les résultats de mes dernières recherches sur les XVIIIe et XIXe siècles.

Mes textes étant protégés, je demande aux personnes souhaitant les utiliser, de bien vouloir citer leur auteur.

Gilbert Rose

mardi 19 juin 2012

Le passeur de Mireille

     On jouait Mireille ce soir-la sur le théâtre de Nancy, sous la direction de Jésus Etcheverry. N'ayant aucune activité à Metz, je suis allé assister à la représentation.

     Au 1r entracte, je me suis rendu en coulisse pour saluer mon ancien maître et ami. Il bavardait avec quelques artistes et le directeur du théâtre dont je tairai le nom, vous saurez pourquoi en fin de billet.

     Je laisse la parole à Jésus qui évoquait une mésaventure concernant justement l'opéra Mireille, et à laquelle il avait assisté.

     Au 2d tableau de l'acte III, l'action se déroule de nuit, sur une berge du Rhône. Ourrias hèle le passeur pour traverser le fleuve. Le metteur en scène avait prévu que la barque passe lentement au fond du plateau, de la cour au jardin.

     Pour réaliser ce mouvement, une véritable barque montée sur roulettes, était tirée par deux machinistes, d'un côté à l'autre de la scène, à l'aide d'une corde (au théâtre on dit un fil). L'artiste jouant le rôle, debout dans l'embarcation, en mimait la conduite à l'aide d'une perche.

     Un soir, les deux machinistes qui attendaient leur réplique, crurent l'avoir entendue et commencèrent à tirer sur la corde bien avant le moment opportun ; le passeur n'était pas encore monté à bord.

     De l'autre côté de la scène, le régisseur, voyant la barge bouger, l'agrippa d'une main pour la retenir.

     Les machinistes, sentant une résistance, s'appliquèrent à tirer un peu plus fermement.

     Le régisseur, prévoyant la catastrophe, se cramponna désespérément, et à deux mains, à l'embarcation.

     Les machinistes tirèrent alors avec davantage d'énergie, craignant manquer à leur tâche.

     Le régisseur, à bout de résistance, ayant peur d'être entraîné, lâcha alors la barque, laquelle, brusquement libérée, traversa la scène à la vitesse d'un hors-bord et au bruit métallique et grinçant d'un vieux char à banc.

     L'histoire ne se terminait pas à cet instant. Le passeur... il fallut bien qu'il passât, le passeur !

     C'est ce qu'il fit, au moment venu, à pied, marchant sur les eaux du Rhône, sa perche à la main, mimant machinalement la conduite d'une embarcation fantôme, tout en chantant sa réplique !

     Jésus cessa sa narration, tout le monde riait, tout le monde, sauf le directeur....

     Alors, le chef d'orchestre se souvint, trop tard, -- il me l'a dit après le spectacle -- que le rôle du passeur était tenu ce jour-la par le directeur du théâtre, en début de carrière...

     Heureusement, la sonnerie annonçant la fin de l'entracte retentit et dispersa le groupe... et Jésus Etcheverry revint tout de même à Nancy, diriger l'opéra...